Du burn-out au bore-out en quelques pas

Comme l’affirme un vieil adage, le chemin en enfer est pavé de bonnes intentions. Et les bonnes intentions, c’est une maladie saisonnière qui frappe trois fois par an : le 1erjanvier, le 1erseptembre et le jour de l’anniversaire de la personne atteinte. Tout le monde fait des vœux et des listes interminables de choses que l’on n’accomplira jamais : arrêter de fumer, perdre du poids, faire du sport… Ces objectifs ne sont pas pourtant irréalistes, ils sont juste mal formulés, d’une manière trop idéale, sans respecter les paliers et les étapes nécessaires au changement et surtout au renforcement de ce dernier. C’est pour cela qu’on abandonne au bout d’une semaine ou d’un mois.

Mais il y a une population extrêmement vulnérable à cette épidémie : nos propres enfants. A l’ère de la parentalité positive qui impose un niveau d’attitude zen et d’illumination digne d’un moine bouddhiste, l’enfant est devenu un miroir grossissant de notre imperfection. Et depuis des décennies, il reste aussi un objet d’investissement par excellence car il représente une promesse de nouveau, d’idéal, de perfection. Une chance que les parents peuvent se donner pour faire tabula rasa de leur vie et tout recommencer : faire de bons choix, être plus persévérant et, bien sûr, plus performant cognitivement et/ou physiquement.

La frénésie liée aux inscriptions aux activités périscolaires saisit les parents bien avant la rentrée, et, parfois malheureusement, bien avant que l’enfant exprime son désir. Les langues étrangères, les langues d’origine pour perpétuer le patrimoine culturel familial, la musique, le sport, la danse, les échecs, le théâtre, l’informatique, etc. Certains parents abusent d’activités de peur que leur enfant ne s’ennuie, d’autres sont dans une course de comparaison avec les amis ou les parents des camarades de classe, d’autres encore caressent l’espoir de réaliser leurs rêves au dépens de leur enfant. « J’ai toujours voulu danser, et maintenant c’est au tour de ma fille d’être ballerine, alors que moi, je vais finir cette grosse part de forêt noire ». « Mes parents ne m’ont pas fait apprendre le chinois, mais je rêve de voyager à Pékin, mon fils pourra traduire ».

Certes, les sociologues connaissent bien le phénomène de répétition du choix professionnel de génération en génération. La transmission transgénérationnelle des modèles professionnels, des choix et du style personnels s’assimile ainsi à la transmission d’une tradition, d’un rituel qui solidifie l’identité de la famille et renforce le sentiment d’appartenance. Par ailleurs, des parents qui ont dû sacrifier leurs études pour gagner leur vie, font souvent beaucoup d’efforts pour que leurs propres enfants puissent aller le plus loin possible dans leur formation. Cette réalisation des rêves parentaux paraît justifiée jusqu’à une certaine limite. Les dégâts commencent là où les désirs de l’enfant ne sont pas pris en compte et où les parents se montrent particulièrement rigides lorsque celui-ci porte son intérêt vers un domaine différent.

Les activités comme la musique, les langues étrangères, et, en particulier, les langues mortes, la danse, l’équitation faisaient autrefois partie de l’éducation des enfants issus des familles nobles ou bourgeoises aisées. Cette liste comprenait l’escrime et les arts de guerre pour les descendants mâles. C’était avant tout lié à une répartition des occupations entre les classes sociales, aux différences des loisirs, à la place sociale des femmes, etc. Il est vrai qu’embaucher une gouvernante, acquérir un piano ou un cheval n’était pas accessible à tout le monde. Avec la démocratisation de la fabrication des instruments musicaux, il est devenu possible de s’entraîner à jouer des exercices chez soi. Les progrès technologiques et la popularisation des théâtres et des salles de concert ont permis d’écouter sa musique préférée sans devoir apprendre à jouer un instrument. Des clubs d’équitation ont surgi comme des champignons après la pluie. Les langues étrangères sont massivement enseignées.

Malgré le fait que ces activités n’aient pas perdu de leur attractivité en tant qu’activités « nobles », leur utilité et la qualité de l’enseignement doivent être remises en question. Ainsi, les personnes ayant fait de la danse se distinguent de celles qui n’en ont pas fait par leur capacité de diriger les pointes des pieds à l’extérieur lorsqu’elles prennent une pose pour la photo. Nombre d’adultes qui ont passé des heures au conservatoire ne touchent plus à l’instrument, à l’exception, peut-être, de ceux qui ont fait de la guitare : vous arriverez encore à les convaincre de vous jouer un air populaire lors d’une soirée. L’équitation implique un véritable passion pour les chevaux, car il ne s’agit plus de faire un tour de poney au parc et prendre un selfie avec, mais d’apprendre à s’occuper de cet animal de caractère.

Il existe également un courant utilitariste parmi les parents qui souhaitent secrètement élever une génération dotée de super pouvoirs, performante, parfaite et polyvalente : les échecs servent à développer les capacités analytiques, les langues servent pour le commerce, le codage déterminera l’avenir, le sport forge le caractère et rend potentiellement célèbre. Le fait que de futurs ingénieurs en informatique/loups de la finance/footballeurs ne rêvent que d’une chose – qu’on les laisse tranquilles à dessiner des moutons – intéresse très peu les adultes qui visent un Oscar du meilleur parent.

Le résultat est tristement le même dans les deux cas : les enfants se retrouvent avec un planning surchargé où des activités aussi variées que prenantes se rajoutent aux devoirs scolaires et aux exigences des écoles. Rappelons juste que l’on utilise couramment l’expression « travailler à l’école » autant pour ceux qui apprennent que pour ceux qui y sont réellement employés. D’un point de vue étymologique, le mot « travail » vient du latin « tripalium », un instrument de torture à trois pieux. Torture, souffrance, corvée, la liste des synonymes peut être longue, et l’emploi du temps de certains enfants y correspond assez bien.

La surcharge génère du stress et de la fatigue qui mènent progressivement à un épuisement nerveux, des troubles du sommeil, une perte de confiance en soi et de motivation à l’égard des activités scolaires, une baisse des performances cognitives et, notamment, de la concentration, des manifestations d’irritabilité ou d’hypersensibilité. Les vacances n’aident pas à récupérer de cette fatigue, d’autant plus que certains parents réussissent l’exploit de charger à maximum ces jours de repos par des activités : rattrapage du retard avéré ou imaginaire dans les matières scolaires, activités intenses sportives ou culturelles. Si la famille ne sait pas apprendre à l’enfant de ne rien faire de temps à autre, c’est le burn-out qui s’en chargera. Littéralement, le burn-out signifie le fait de brûler jusqu’au bout comme une bougie ou une ampoule : l’image devient ainsi très parlante, l’enfant étant incapable de faire la moindre chose.

Outre un risque majeur de laisser évoluer un burn-out vers un épisode dépressif majeur, accompagné d’idées ou de gestes suicidaires, il existe également un danger qui s’installe d’une manière encore plus insidieuse : le bore-out. Lorsque l’enfant est bore-out, cela signifie qu’il en a littéralement marre de tout et plus rien ne l’intéresse ni le motive.

Lorsque l’enfant est encore très jeune, il procède par imitation des comportements qu’il observe et des dires qu’il entend. Les parents sont idéalisés, et le tout petit essaie de leur ressembler et de gagner leur amour. C’est ainsi que les parents arrivent généralement sans difficulté à convaincre leur enfant (si seulement ils lui demandent son avis) de faire telle ou telle activité. Par la suite, l’enfant peut d’une part se sentir las du fait que son avis et ses désirs n’intéressent pas les personnes qu’il aime, et, d’autre part, adopter une voie de facilité en se laissant faire, puisque ce sont les parents qui désirent et parlent à sa place. C’est ainsi que s’installe le bore-out, une fatigue de tout et de rien, une absence d’intérêt et de motivation en général. Ne pas faire à la place de l’enfant est un exercice difficile, souvent même contraire à ce que l’on pourrait lire dans la littérature destinée aux parents. La difficulté d’exprimer ses émotions chez certains enfants peut prendre sa source dans le zèle avec lequel les parents aidaient jadis l’enfant à verbaliser ce qu’il ressentait, au point que l’enfant n’était plus capable de se prendre en charge pour trouver soi-même une solution à son problème. Ca ne sert à rien de réfléchir à ce que je ressens, puisque papa et maman sont là pour me le dire. Ca ne sert à rien non plus de me demander ce que je veux faire, puisque mes parents se pointent de suite avec toute une liste d’idées. C’est ainsi que naît l’errance périscolaire : un club à l’autre, d’une activité à l’autre…

Comment faut-il faire pour éviter le burn-out et le bore-out ? Tout d’abord, il est nécessaire apprendre à véritablement écouter l’enfant, sans substituer ses propres désirs aux siens et sans résoudre systématiquement ses problèmes (difficultés de choix, ennui, frustration, conflits) à sa place. Il faut aussi tenir compte du fait qu’un enfant n’est pas un interlocuteur qui se situe à un pied d’égalité avec ses parents : il y a toujours de l’admiration ou de la rivalité, le désir d’être aimé, l’envie de ressembler à un parent ou de faire tout le contraire. C’est une raison suffisamment sérieuse pour porter une attention particulière à la qualité de la communication parents-enfant. Il ne s’agit pas seulement de savoir formuler un message utile, motivant et positif, mais filtrer aussi le contenu non verbal, des nuances qui traduisent des présomptions parfois contradictoires. Par exemple, dire à son enfant « sois toi-même » le met devant un paradoxe : on ne peut être soi-même que d’une manière spontanée, alors la forme de phrase est une injonction, un ordre. « Exprime-toi librement par la musique, fais du piano ». « Suis tes envies et tes fantasmes, colorie les feuilles de l’arbre en vert ».

Il est indispensable de prendre en considération le doute exprimé par l’enfant quant à son envie de continuer ou d’arrêter telle ou telle activité. Si, dans certains cas, le doute sur la vocation peut être bien fondé, dans d’autres cas, le doute est généré par un trop plein de liberté donné à un enfant qui n’a qu’un seul besoin : celui de retrouver un cadre.

La question de l’appartenance au groupe l’emporte parfois sur l’intérêt et l’utilité d’une activité aux yeux des parents. Néanmoins, il peut être très important pour l’enfant de retrouver ses copains lors d’une activité et de renforcer les liens amicaux et sociaux construits à l’école.

Se montrer exigeant à l’égard de la qualité de l’enseignement ou de l’animation et du professionnalisme de l’animateur constitue aussi une bonne habitude. C’est banal de dire mais on ne le dit pas assez : un formateur médiocre peut tuer l’envie de pratiquer une activité même si l’enfant avait des prédispositions. Pour obtenir de meilleurs résultats, les groupes devraient être véritablement à effectif réduit : on ne peut pas bien apprendre une langue lorsqu’il y a dix-huit élèves dans la classe, on ne peut pas travailler les grands battements à vingt-cinq. Un petit groupe peut créer une dynamique de concurrence saine, mais il ne faut pas hésiter à rechercher des cours particuliers s’il le faut. Et, bien sûr, le pédagogue doit inspirer l’enfant !

Une autre règle d’or est d’augmenter le volume d’une activité par paliers : cela permet d’observer la façon dont l’enfant s’approprie un nouveau savoir-faire, dont il gère son emploi du temps et sa fatigue. Un soutien de la part de la famille est indispensable, surtout s’il s’agit d’une activité avec des contraintes au quotidien. Ainsi, il est difficile de faire du patinage artistique si la famille fuit la neige et la glace, il est dur de pratiquer les exercices de piano dans un vacarme général, il n’est pas intéressant de faire de l’équitation si l’on est seul amoureux des animaux et de la nature, il est cruel d’être un sportif au régime alors que le reste de la famille se goinfre après 18 heures.

Prendre en compte le critère d’utilité comme celui qui prévaut pour choisir une activité est tout à fait judicieux. Votre enfant a plus de chance de jouer de la guitare dans un cercle d’amis autour d’un feu de cheminée plutôt que de jouer du Bach pour faire dormir ses propres enfants. Votre progéniture raffole des jeux vidéos ? Offrez-lui la possibilité d’apprendre à en créer un. Votre enfant est timide et anxieux : pourquoi pas les échecs et l’équitation ? La première activité l’aidera à développer ses talents de stratège, les victoires l’aidant à prendre confiance en soi, alors que le fait de s’occuper d’un animal et de s’adapter à son caractère lui apprendront à communiquer et lui permettront de recevoir beaucoup d’affection en échange.

En conclusion, les activités doivent être source d’émotions positives et pas de burn-out !